
Notre chroniqueuse et collaboratrice Charlotte Désilets a réalisé une grande entrevue avec la superbe chanteuse Stacey Kent qui sera en concert le 1e juin au Théâtre Granada, son seul de l’année au Québec. Charlotte nous fait découvrir Stacey Kent, son histoire, le rêve de la musique, la découverte du jazz, sa collaboration avec des artistes brésiliens, une rencontre marquante, et plus.
Charlotte Désilets : Stacey Kent, te présenterais-tu en quelques mots ?
Stacey Kent : Je suis chanteuse et heureuse épouse de Jim Tomlinson, qui est mon réalisateur, mon auteur-compositeur, arrangeur et saxophoniste. La musique, c’est ce que l’on fait ensemble.
Charlotte Désilets : Comment votre histoire a-t-elle débuté ?
Nous nous sommes rencontrés à Oxford, lors d’un voyage avec mes amis. Jim étudiait la musique là-bas alors que j’étudiais les langues latines dans une université en Allemagne.
Une série de coïncidences a fait que nous ne cessions de nous croiser. Alors que je poursuivais des études de troisième cycle et à l’École de musique Guildhall à Londres, Jim et moi étions tous deux chargés de cours. Nous avons commencé à jouer de la musique ensemble. C’était un coup de foudre.
Je suis restée à Londres avec lui, alors que j’avais prévu n’y être que pour un an. Nous avons fait l’aller-retour entre l’Angleterre et le Royaume-Uni pendant plusieurs années, mais maintenant nous sommes installés en Virginie.
Charlotte Désilets : As-tu toujours su que tu voulais faire carrière comme chanteuse, ou est-ce que votre projet de musique était un rêve construit à deux ?
Stacey Kent : C’est un peu des deux !
Quand j’étais une petite fille, j’étais reconnue par ma famille et mes amis comme une de ces enfants qui pouvaient chanter. J’avais une bonne voix, une bonne oreille. Nous allions voir un film et je revenais avec les mélodies instrumentales en tête, que j’allais jouer au piano. J’étais très attachée à la musique.
Or, personne ne peut expliquer pourquoi. Certains enfants dessinent, d’autres construisent et d’autres jardinent. Quand on joue, on ne réalise pas ce que l’on apprend à faire, car on le fait simplement. Mon père habitait près de Tower Records sur la 60e rue à New York, et j’y allais constamment pour écouter tout ce qui s’y jouait, pour dévorer tout ce que j’y entendais. Alors, tout ce temps, je pratiquais la musique sans le savoir.
Quand j’ai eu mon premier diplôme universitaire en littérature comparée, je suis partie en Europe, et c’est là que les choses ont commencé à m’arriver. Je ne cessais de faire des rencontres qui m’orientaient vers un parcours musical. Je n’avais aucune intention de faire de la musique une carrière! Je ne faisais que m’amuser!
Puis, j’ai eu ce contrat à Londres dans un café de Soho. J’y chantais tous les mercredis et vendredi de 15h à 17h. Les clients se sont passé le mot, et des gens ont commencé à venir juste pour m’entendre chanter. Puis est venue une personne d’une compagnie de disques, qui m’a demandé si je voulais enregistrer quelques chansons…
Ensuite, une connaissance qui réalisait un film, Richard III, avec Ian McKellen, m’a demandé de chanter la chanson thème. De fil en aiguille, des grandes choses se produisaient et je m’y suis donnée avec sérieux. Mais je ne pense pas qu’il soit possible de planifier quelque chose comme ça.
Or, j’avais fait tellement de travail musical pendant mon enfance, que quand ma carrière a commencé à se dessiner pour de vrai, j’étais déjà très préparée.
Charlotte Désilets : Comment as-tu découvert les styles de musique qui t’influencent aujourd’hui ?
Stacey Kent : Le jazz était partout quand j’étais enfant. Dans tous les dessins animés, à la radio et à la télé. Les Looney Tunes jouaient du swing. L’ouverture de The Odd Couple était du swing aussi. Fred Astaire et Rosemary Clooney chantaient dans mes films préférés, et quand j’allais magasiner avec ma mère, j’entendais Frank Sinatra, Duke Ellington ou Stan Getz. Le jazz jouait dans les boutiques, dans les restaurants. C’était ce qui faisait revenir les clients! Et c’est à Tower Records que j’ai entendu Joao Gilberto pour la première fois.
J’écoutais aussi la musique de mes grands frères et grandes sœurs: Crosby, Stills, Nash and Young, Cat Stevens, et Joni Mitchell. Mes parents, eux, adoraient la musique classique et nous emmenaient au Metropolitan, juste en face de chez nous, pour voir l’opéra et l’orchestre jouer.
J’ai donc eu une enfance très musicale. Et à ce moment, je ne différenciais pas les genres ou les étiquettes. Ce qui m’importait, c’était le « mood ».
Alors quand j’étais avec ma mère, nous écoutions Maria Callas. Avec ma petite sœur, Les Beach Boys. Avec mes amis, James Taylor. Seule dans ma chambre, je chantais en chœur avec Charles Roberto, Ella Fitzgerald, Carole King ou Paul Simon. Je me rappelle même en train de m’imaginer en studio pour enregistrer un disque, crier « ROLLING » et chanter à tue tête pour des auditeurs imaginaires, et trimballer mon « boombox » par ses deux grosses poignées et appuyer sur tous les boutons.
J’ai donc peut-être toujours été faite pour faire ce métier, mais quand j’étudiais la littérature au collège j’étais parfaitement heureuse de le faire. La littérature, la poésie et les langues enrichissent ce que je chante aujourd’hui, car ces dernières ont toutes trait à la communication.
Charlotte Désilets : La chanson française semble aussi avoir marqué ton imaginaire. C’est d’ailleurs l’un des éléments de ton album Raconte-moi…(2010) qui a gagné le cœur du Canada et de l’Europe francophone. Quelle relation entretiens-tu avec le français ?
Stacey Kent : Mon grand-père a grandi en France. Il a rempli mon enfance des chansons de Serge Gainsbourg, Michel Legrand et Léo Ferré. Nous récitions ensemble leur poésie, et cela lui apportait tant de joie, lui qui avait le mal du pays.
La littérature est devenue un grand intérêt pour moi, et en Allemagne j’ai étudié le français, l’allemand, l’italien, le portugais et le latin. En plus des langues, c’est la découverte de ces cultures qui m’a apporté une connexion aussi profonde avec la musique. En tournée, cette ouverture m’a permis de rencontrer de nombreuses personnes et de me connecter à de nombreux publics.
J’ai une relation un peu plus personnelle avec certaines langues puisque j’ai grandi en les parlant, ce qui n’est pas inhabituel, puisque nous sommes un pays d’immigrants. Chaque personne est donc influencée par l’histoire et la culture que leurs grands-parents leur transmettent.
Nous sommes toutes et tous différents. C’est la beauté de faire de la musique. Mon parcours s’est dessiné à travers le langage, la communication et le désir d’être intime avec les gens, de les comprendre et de reconnaître tous nos points communs. Des parents de Corée ont tant de choses en commun avec des parents en Finlande. Le privilège d’être une musicienne par rapport à une politicienne ou une journaliste, c’est qu’il n’y a pas de frontière!
Je pense que l’une des raisons pour lesquelles la musique brésilienne parle au monde peu importe l’endroit, c’est son pouls universel, comme le battement d’un cœur. Même quand je ne comprenais pas les mots, la musique venait me chercher car elle porte un sentiment d’humanité.
Charlotte Désilets : Tu as d’ailleurs collaboré avec plusieurs musiciens brésiliens !
Stacey Kent : Oui, j’ai chanté avec Marcus Vales, Danilo Caymmi et Roberto Menescal et de nombreux grands musiciens. Je suis si reconnaissante que ces gars aient envie de jouer avec moi et viennent me chercher. Je ne fais pas partie de leur culture, mais nous partageons une même sensibilité.
Grâce à mes études portugaises, j’ai pu apprendre que durant la dictature, la musique au brésil répondait à un besoin d’exprimer la perte, la tristesse et la joie. Et cette vision me parle beaucoup à moi. J’adore les gens, les individus et le collectif. J’apprécie juste de les faire sentir bien. Parfois la situation est triste, mais au moins on se sent ensemble.
Je pense que la plupart des gens partagent ce besoin. C’est pourquoi on va voir un concert. On n’a pas besoin d’être musicien pour participer à cette expérience collective! C’est la même chose quand on est au cinéma, quand on partage l’appréhension dans le film d’horreur ou le rire de la surprise. Le monde aime sentir les choses ensemble. C’est pourquoi on visite un festival, ou on se balade dans un parc. Le monde aime être entouré.
Voilà pourquoi je tiens à dire que ce qui me pousse à faire de la musique n’est pas la carrière. C’est simplement ma raison d’être, je l’ai toujours fait et je vais toujours en faire. J’adore chanter, je chante dans ma chambre, je chante avec ma coach de chant, je chante en nettoyant la cuisine. Je ne pense jamais avoir souhaité être célèbre ou bien applaudie. Je recherche simplement l’expérience d’une aventure collective. Par la musique, je veux emmener les gens dans un voyage avec moi, car c’est ce qui me fait me sentir bien. C’est l’expérience la plus belle et gratifiante, et c’est simple comme ça.
Mon art repose sur le partage et le dialogue. Quand je me produis en spectacle, je vois ça comme une invitation au partage. Même si ce ne sont pas nécessairement mes histoires personnelles que je partage dans les chansons que je reprends, c’est la métaphore de notre expérience humaine que je cherche à mettre en valeur. Je pense que c’est pourquoi le monde aimait tant Jobim: non seulement il était un musicien ingénieux, mais aussi un maître de la communication et un romantique.
Charlotte Désilets : Y a-t-il une autre rencontre qui a marqué ton parcours ?
Stacey Kent : Un moment marquant de ma vie musicale est ma rencontre avec Kazuo Ishiguro.
Rien n’annonçait que nos chemins allaient se croiser, mais c’est arrivé. C’est à l’époque de Breakfast on the Morning Tram (2009) que nous sommes devenus amis. J’étais fan de son écriture, et il était fan de ma musique. Tu sais, Vinicius de Morales, le poète brésilien, a lui-même écrit sur ce qu’il appelait “l’art des rencontres”. Pour moi, c’est de se rendre disponible, d’allumer son phare de taxi, d’être ouvert aux idées et aux gens. Et les choses viennent naturellement. C’est comme ça que ça s’est passé avec Ishiguro.
Dans Songs from Other Places (2021), nous nous produisions juste les trois. C’était une formation intime, presque nue et si exposée, qui met en valeur les milliers d’harmoniques naturelles qui se combinent de nos instruments. Jim au saxophone ou à la flûte, Ishiguro au piano et moi à la voix. Ce dialogue que nous avions, c’est une des expériences les plus profondes, enrichissantes et magnifiques que j’ai vécu comme artistes, et que je pense avoir procuré au public. Jim et lui écrivent encore pour moi. Nous avons sorti un album de leur coécritures en 2024, The Summer We Crossed Europe in the Rain (2024), et un autre album de ses compositions sortira très bientôt
Charlotte Désilets : Tu passes nous voir à Sherbrooke, le 1er juin ! Tournes-tu souvent au Canada ?
Stacey Kent : Je viens au Canada régulièrement; nous avons un public adorable là-bas. Et les gens sont très débrouillards; ils m’écrivent en ligne leurs demandes spéciales et m’invitent à jouer dans leur ville. J’ai beaucoup d’interactions avec les fans qui se déplacent pour nous voir en concert, mais quand on tourne beaucoup – nous avons visité 57 pays à date – nous ne passons pas beaucoup de temps à chaque endroit.
Ce printemps nous étions sur la route pendant six semaines. Mis à part cette visite à Sherbrooke, une résidence au Birdland (NYC) et une petite tournée autour de l’État de New York, cet été sera plus tranquille et nous permettra de reprendre des forces avant de retourner en Europe en octobre, pour lancer un nouvel album : A Time for Love (2025).
Charlotte Désilets : C’est comment, pour toi, de tourner autant ?
Stacey Kent : J’adore tourner mon spectacle: j’ai la chance de voyager avec mon meilleur ami ! Pendant les journées de voyagement, Jim et moi nous amusons à discuter, faire des casse-têtes, des mots-croisés… Cela fait longtemps que nous faisons ce métier, et nous y prenons tout autant plaisir, mais cela n’empêche pas certaines semaines d’être épuisantes. Six semaines de tournée, c’est dur sur le corps de n’importe qui. Alors nous faisons de notre mieux, année après année, pour trouver un équilibre. Le plus dur sont les délais et les annulations de vol. Mais une fois arrivés à destination, le séjour est sublime!
Charlotte Désilets : Tu as sorti ton premier long jeu, Close Your Eyes, en 1997, sous l’étiquette Candid. 26 ans plus tard, tu as sorti ton 16e, Summer Me, Winter Me (2024) avec Naïve/Believe (compagnie canadienne!). Quelle évolution as-tu pu remarquer dans l’industrie depuis ?
Stacey Kent : Dans un sens, rien n’a changé. Je suis sur mon chemin et je fais ce qui me vient naturellement. Mais dans l’autre, oui, il faut faire avec les changements de l’industrie.
Oui, quand j’ai commencé, c’était l’ère des disques compacts. Les CD avaient beaucoup d’espace disponible, alors les compagnies de disques tenaient à ce que j’enregistre 75 minutes de matériel sur chaque album. C’était beaucoup, et peu naturel.
À l’époque de Louis Armstrong et de ses Hot Fives, la durée des enregistrement était limitée par les contraintes physiques, et cela donnait un format facile à écouter. Aujourd’hui, nous retournons à la tendance des singles. Chaque auditeur peut même se créer des playlists personnalisées! Je préfère donc le format plus court. Enregistrer un petit format avec quelques pistes bonus, c’est aussi bien et il y a moins de pression sur nos épaules. A Time for Love (2025), qui sortira en octobre, suivra cette ligne d’idée. Pour plus de musique, nous enregistrerons simplement d’autres albums par la suite!
Aujourd’hui, beaucoup plus de gens écoutent ma musique en ligne que le nombre de personnes qui achetaient mes disques avant. Ma compagnie m’a appelée, il n’y a pas longtemps, pour me dire que nous avions atteint un demi milliard d’écoutes. C’est très bien, mais cela ne diminue pas l’importance d’aller à mon rythme dans la création de mon art.
Quand même, cette transition de consommation pourrait compliquer la vie de certains artistes aujourd’hui. Plus personne n’a vendu autant de disques depuis l’arrivée du numérique.
Mon album Breakfast on the Morning Train (2008) est d’ailleurs sorti à un moment charnière de l’industrie. Avec le streaming, les palmarès ont dû ajuster à la baisse les standards de ventes pour attribuer les prix de disques or et platine.
Néanmoins, les chiffres ne sont pas quelque chose à laquelle nous portons attention. Au point où nous en sommes dans notre carrière, tout ce que Jim et moi souhaitons, c’est jouer de la musique et apporter de la joie au public. Nous venons d’ailleurs de signer un contrat de quatre albums avec Naïve, et j’adore voir nos idées d’album se transformer au fil des années. Je cherche toujours à m’améliorer, et à élever la barre en termes de qualité musicale. Mon prochain album, je veux qu’il soit encore meilleur que le précédent !
Stacey Kent – Songs From Other Places
Stacey Kent – voix
Jim Tomlinson – saxophone (compositions et arrangements)
Art Hirahara – piano
Dimanche le 1e juin @ 20 h
ouverture des portes : 19 h
Théâtre Granada (Salle Sylvio-Lacharité)
53, rue Wellington Nord
Sherbrooke QC J1H 5A9
819-565-5656
Entrevue téléphonique réalisée le 5 mai 2025 et adaptée au français par Charlotte Désilets
Charlotte Désilets : charlotte.desilets@gmail.com
La chanteuse de jazz et comédienne Charlotte Désilets nous raconte les passionnants concerts de la grande famille du jazz.
Prépare-toi à ces autres soirées magiques où la musique jazz sera au rendez-vous au Théâtre Granada!
L’Orchestre symphonique de Sherbrooke présente Jean-Michel Malouf et l’Orchestre Jazz de Sherbrooke – samedi le 31 mai @ 20 h 30
Richard Bona, avec sa virtuosité à la basse et son charisme et son Asante Trio – samedi le 21 juin @ 20 h
Pink Martini – tournée 30e anniversaire – lundi le 8 septembre @ 20 h
Richard Bona – musique du monde, jazz et Afropop @ Théâtre Granada (21 juin)