Passé sous notre radar à sa sortie en juin dernier, l’incroyable We Insist 2025! de Terri Lyne Carrington et Christie Dashiell tombait pourtant à point nommé dans le climat politique profondément fracturé des États-Unis.
L’offensive idéologique que mène l’administration Trump depuis son retour à la Maison-Blanche frappe également le milieu des arts
Outre les rafles de sans-papiers, le recul des droits des minorités, ou encore les attaques contre la liberté académique, l’offensive idéologique que mène l’administration Trump depuis son retour à la Maison-Blanche frappe également le milieu des arts. Les récentes frondes contre des institutions culturelles emblématiques de la mémoire et de la création afro-américaine, comme le Kennedy Center, la Library of Congress ou encore le Smithsonian, illustrent les velléités révisionnistes d’un pouvoir qui affiche sans détour son intention de purger ces lieux de tout contenu jugé « inapproprié, clivant ou anti-américain ».
Des spirituals jusqu’au hip-hop contestataire les arts afro-américains font partie intégrante d’une longue histoire de luttes politiques
Cette attaque concertée touche à l’âme d’un pan fondamental de l’histoire américaine. Depuis les spirituals jusqu’au jazz militant des années 1960, en passant par le slam et le hip-hop contestataire, les arts afro-américains font partie intégrante d’une longue histoire de luttes politiques qui se voit ainsi délibérément reléguée au rang d’idéologie « woke » à éradiquer. C’est dans ce contexte que We Insist 2025! trouve une résonance historique toute particulière.
Freedom Now Suite, un élan de résistance et de conscience politique qui animait l’original (1960)
En reprenant la Freedom Now Suite de Max Roach, un monument du jazz militant enregistré en 1960 au cœur du mouvement des droits civiques, Terri Lyne Carrington et Christie Dashiell ne se contentent pas d’un simple hommage, elles prolongent l’élan de résistance et de conscience politique qui animait l’original. À travers une instrumentation hybride, des voix multiples, des textes percutants et une direction artistique résolument collective, We Insist 2025! devient un manifeste en réponse directe aux tensions actuelles et un rappel vibrant que l’art, tout particulièrement le jazz, rassemble et demeure une force de résistance.
Terri Lyne Carrington avec une jeune génération d’artistes, dont la fabuleuse chanteuse Christie Dashiell
Figure majeure du jazz contemporain et fondatrice du Berklee Institute of Jazz & Gender Justice, la batteuse Terri Lyne Carrington collabore ici avec une jeune génération d’artistes, dont la fabuleuse chanteuse Christie Dashiell, pour élargir la forme originelle de la suite de Max Roach, ajoutant notamment cinq nouveaux morceaux dans une approche plus chorale, percussive et afrofuturiste. Carrington impose d’ailleurs son style dès l’ouverture, Driva’man adoptant une pulsation vive portée par les congas de Weedie Braimah en mode afrofunk, contrairement aux rythmes lents et austères de l’originale.
Freedom Day (Part 1) et Triptych: Resolve/Resist/Reimagine
Toute en retenue, Christie Dashiell injecte une expressivité très soul dans Freedom Day (Part 1), avant que les rythmes dansants de la seconde partie n’insufflent à la musique une dimension corporelle. La pièce centrale Triptych: Resolve/Resist/Reimagine se substitue quant à elle à l’intensité crue du duo Max Roach/Abbey Lincoln par son esthétique plus contemplative, où voix, claquements, spoken word et percussions dessinent une cartographie sonore des luttes identitaires.
Dear Abbey – un hommage à la chanteuse Abbey Lincoln
Boom Chick explore cette même logique, mais en utilisant cette fois que le corps comme instrument percussif, rappelant les racines ancestrales du jazz. Terri Lyne Carrington signe aussi plusieurs compositions originales, dont Dear Abbey en hommage sobre et émouvant à la chanteuse Abbey Lincoln, et Freedom Is où une série de vers poétiques évoque la fragilité des acquis sociaux sur une texture instrumentale minimaliste, presque abstraite.
Tears for Johannesburg et Joyful Noise
Tears for Johannesburg où Julian Priester, le tromboniste et seul musicien encore vivant de l’album original, livre un solo vibrant souligné par les envolées vocales sublimes de Christie Dashiell. Véritable manifeste sonore, le final Joyful Noise entrelace percussions, voix, marimba et interludes électroniques dans une euphorie libératrice.
Tout en s’éloignant quelque peu de la tension brute de l’original, We Insist 2025! en préserve la portée politique et la force narrative, tout en la réinventant à travers un prisme inclusif et intergénérationnel. À la fois hommage, relecture et manifeste encore terriblement d’actualité, l’album s’impose comme un acte d’art engagé d’une rare intensité qui saura assurément traverser le temps.
Driva’man / Freedom Day (Part 1) / All Africa / Boom Chick / Triptych: Resolve-Resist-Reimagine / Tears For Johannesburg / Dear Abbey / Freedom Day (Part 2) / Freedom Is…./ Joyful Noise
Terri Lyne Carrington
Christie Dashiell
Arnaud G. Veydarier : arnaudgveydarier@gmail.com / Facebook / twitter
Arnaud G. Veydarier est guitariste, a étudié la musicologie à l’Université de Montréal et nourrit un intérêt prononcé pour le jazz, la musique contemporaine et les liens entre musique et développement urbain. Il est également impliqué à la Coopérative des professeurs de musique. Pour voir tout ses bons plans et chroniques d’albums, c’est ici
