Entrevue : Olivier Julien de Frémeaux et Associés


Au fil des ans et pour ne pas dire des décennies, nous avons maintes fois souligné le travail exceptionnel de la maison de disques française Frémeaux & Associés. Fondée en 1991 par Patrick Frémeaux et Claude Colombini, elle se consacre à la restauration, à la protection et à la diffusion d’une partie importante du patrimoine musical, non seulement français, mais aussi parlé et écrit. De Boris Vian à Michel Legrand en passant par Lalo Schiffrin, John Barr, Henri Savador, Louis Armstrong, Charlie Parker, Claude Bolling ou Miles Davis, nous retrouvons la patte d’Olivier Julien, un maître d’œuvre qui rend hommage à Michael Cuscuna, fondateur de Mosaîc, la Cadillac des enregistrements jazz à tirage limité.


Loin d’être un homme secret ou un ermite, Olivier Julien est un véritable touche-à-tout. Il a notamment réalisé l’intégrale Gainsbourg, chez Universal, un travail important en collaboration avec plusieurs artistes. De plus, il a développé sa passion pour les coffrets, afin d’élargir vos connaissances dans divers domaines. En cette ère de numérisation, c’est une interview captivante avec un orfèvre des « temps passés ».





Christophe Rodriguez : Bonjour Olivier Julien. Enfin, j’ai l’occasion de vous rencontrer et de discuter davantage du travail essentiel que vous avez accompli chez Frémeaux & Associés. Touche-à-tout, votre CV en dit très long. Cela peut sembler simpliste, mais comment êtes-vous tombé dans la marmite de la musique, qu’elle soit jazz, de la chanson française ou autre ?


Olivier Julien : La musique est une passion de toujours, déjà, enfant, je retranscrivais les textes des quarante-cinq tours que j’écoutais sur mon mange-disques. Cela a commencé par la chanson française puis, adolescent, j’ai appris l’anglais à l’école, c’est la seule matière qui me motivait, car je pouvais enfin comprendre les paroles des chansons anglo-saxonnes que je commençais à découvrir. À l’âge de vingt et un ans, j’ai pris mon sac à dos et j’ai déménagé à Londres, où la musique est partie prenante de la vie de la société, cela a pris un essor encore plus important au milieu des années quatre-vingt-dix avec l’arrivée de la britpop qui déclenchait passion et hystérie probablement comme au temps des Beatles. C’est là-bas que j’ai retrouvé par hasard le chanteur français Étienne Daho que je connaissais un peu de Paris ; il m’a emmené dans le tourbillon que fut l’enregistrement de son album Éden et nous sommes devenus inséparables dès 1995. Grâce à lui, j’ai découvert tous les angles des métiers de la musique et j’ai pu rencontrer et côtoyé des légendes vivantes, telle que Marianne Faithfull, Debbie Harry (chanteuse du groupe Blondie), Jane Birkin, Françoise Hardy, Brigitte Fontaine, Dani ou encore Arnold Turboust qui copréside aujourd’hui la SACEM (Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique). Pendant l’enregistrement d’Éden, j’ai également rencontré le chef d’orchestre David Whitaker avec qui une forte amitié est née, il ne comprenait pas que je l’admire. Il avait pourtant arrangé des chansons telle que Comme d’habitude pour Claude François, Comic strip pour Serge Gainsbourg ou encore le premier quarante-cinq tours de la chanteuse Nico avant qu’elle n’intègre le Velvet underground. C’est grâce à lui que j’ai compris le rôle d’arrangeur et filmer l’orchestre en déambulant au milieu des musiciens en train de jouer reste ma plus grande émotion musicale.

J’ai également rencontré, toujours par l’entremise d’Etienne Daho des jeunes gens que j’ai vus évoluer et qui sont aujourd’hui des pointures de la scène musicale française, tels que l’auteur Doriand ou la musicienne compositrice et productrice Édith Fambuena qui ont, entre de nombreux autres, travaillés avec Alain Bashung, qui fait également partie de mes artistes français favoris. C’est également à Londres que j’ai découvert le jazz dans un petit club du quartier de Stoke Newington.


Christophe RodriguezAu panthéon de votre carrière, je ne veux en aucun cas vous vieillir, il y a le monumental Gainsbourg chez Universal et le Michel Legrand pour Frémeaux. Dans les deux cas, comment avez-vous procédé et, pour le néophyte, comment se passe le travail de recherche, de droits et de mise en place des années de travail et des pièces ?


Olivier Julien : J’ai cinquante-quatre ans et, concernant Serge Gainsbourg, c’est une histoire d’amour qui dure depuis mon plus jeune âge, il reste pour moi le plus grand artiste français qui ait jamais existé. Je vais faire court, mais j’ai mis quinze ans, sur la foi d’un entrefilet dans un vieux journal de 1974 sur lequel j’étais tombé adolescent, à retrouver les bandes d’un morceau qu’il avait écrit pour la chanteuse et comédienne Dani. Ce morceau inédit, dont on ne savait même pas s’il en existait un enregistrement s’est avéré être le titre Comme un boomerang qu’Étienne Daho et Dani ont choisi d’enregistrer en duo en 2001. Ce fût un succès immédiat, le titre qui s’est classé en haut des hit parades et s’est vendu à 220 000 exemplaires en singles sans compter les multiples compilations.



Collectionneur, j’ai travaillé sur différents ouvrages et expositions sur Serge Gainsbourg dont la biographie incontournable de Gilles Verlant, puis en 2011, la maison de disques Universal m’a appelé pour travailler sur l’intégrale des enregistrements de Serge Gainsbourg en me concentrant sur les archives inédites dans un coffret de 20 CD, j’ai ainsi pu exhumer des pépites telles que ses interprétations de Parce que de Charles Aznavour, des Play-boys de Jacques Dutronc ou encore sa version de J’entends siffler le train de Richard Anthony, qui dans la bouche de Gainsbourg semble plus parler de la déportation des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale que d’une histoire d’amour qui était son sens initial. Ces archives issues d’une émission d’Europe 1 de 1974 n’avaient jamais été rediffusées.

Lorsque j’ai retrouvé la bande de Comme un boomerang, j’y ai trouvé l’incroyable : en fin de piste, Serge Gainsbourg lui-même avait enregistré le morceau pour en faire un guide voix pour Dani durant l’enregistrement de 1974, qui n’avait pas été finalisé. Cette version qui n’avait jamais été pensée pour être commercialisée est devenue le morceau phare de l’intégrale et est ainsi sortie en quarante-cinq tours et CD single promo, elle s’est même placée dans les hit parades. Bien qu’il n’y ait eu qu’une seule prise, son interprétation est magistrale, même si elle n’est pas parfaite. L’enregistrement est sorti en 2011 grâce à l’autorisation des ayants droit de Gainsbourg, qui sont ses quatre enfants, dont Charlotte et Lulu Gainsbourg. J’ai ensuite logiquement fait chez Frémeaux & Associés deux coffrets (2×3 CD) qui lui sont consacrés ainsi qu’à ses premiers interprètes prestigieux ou inconnus.



Concernant Michel Legrand, l’idée de faire un coffret m’a semblé évidente car une grande partie de sa discographie n’existait pas en CD et ce qui devait être un triple CD est devenu devant l’importance de mes trouvailles et sous l’impulsion de Patrick Frémeaux un coffret de 10 CD que j’ai mis des mois a réaliser. Il comporte de nombreux enregistrements de jazz, dont le fameux Legrand Jazz de 1958, avec notamment Miles Davis. La quête des enregistrements originaux s’est avérée complexe et j’ai découvert pendant le processus de création des interprétations que je ne connaissais pas. Je suis particulièrement admirateur de ses musiques de film, elles figurent ainsi dans ce coffret qui couvre la période 1953-1962. On y retrouve La chanson d’Angela par Anna Karina créée pour le film Une femme est une femme de Jean-Luc Godard ou encore le superbe Sans toi interprété par Corinne Marchand dans Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda. Ce sont mes seules entorses à l’intitulé d’instrumental du coffret. Pour ce qui est de la gestion des droits, Frémeaux & Associés possède un département juridique très compétent à qui je peux faire appel en cas de besoin.




Christophe Rodriguez : Alors que les coffrets dédiés à des artistes de la chanson, du classique ou des instruments se font de plus en plus rares, j’ai tenu à mettre en évidence le travail remarquable que vous accomplissez avec la maison de disques Frémeaux.

Alors, comment choisir les artistes à inclure dans l’édition ? Je pense à Henri Salvador, Lalo Schiffrin, Alain Goraguer (le pianiste de Boris Vian), Boris Vian, Claude Nougaro, Blossom Dearie, Toots Thielemans, et bien d’autres encore. Il y a 132 entrées sur Discogs.

Vous avez accès à une source inépuisable de musique, si je puis dire. L’institut national d’audiovisuel (INA), tout ce qu’Europe 1 a enregistré en direct (Frank Ténot & Daniel Fillipachi), sans oublier les compagnies de disques.

Est-il facile de se procurer les enregistrements et/ou comment se fait la négociation ? C’est un travail titanesque et certainement de longue haleine.


Olivier Julien : Des artistes français qui m’avaient bercé et qui me paraissaient incontournables n’étaient pas ou peu représenté chez Frémeaux & Associés, j’ai donc naturellement proposé des coffrets à Patrick Frémeaux en commençant par Barbara, Georges Moustaki et Léo Ferré (2 coffrets) avant d’oser m’attaquer aux deux monstres sacrés que sont Georges Brassens et Jacques Brel qui ont chacun eu droit à un coffret de 6 CD contenant leurs titres les plus connus ainsi que des raretés et les interprètes de leurs chansons.

L’unique album de Boris Vian est une pierre angulaire de la chanson française à mes yeux, tout comme il l’était pour Gainsbourg, j’ai recherché ses chansons écrites pour les autres et j’ai trouvé de nombreux disques qui sont des pépites de drôlerie et d’humour grinçant du Fais moi mal Johnny ! chanté par Magali Noël à La fiancée du Capitaine interprétée par un certain Louis Massis, le coffret comporte en tout 64 titres dont les trois quarts n’existaient pas en CD.

La réputation de Frémeaux & Associés n’est plus à faire et mon ami de 25 ans, l’éditeur Laurent Balandras m’a rapproché de la femme de Gilbert Bécaud : Kitty. Nous avons ainsi réédité ensemble son unique opéra, L’opéra d’Aran, sous la forme d’un double CD.

C’est dans cette même confiance qu’Hugues Aufray lui-même a signé le livret du coffret que j’ai consacré à ses débuts avec là encore de vraies raretés, telles que ses premiers enregistrements lorsqu’il chantait au sein d’un groupe folklorique. Pour finir avec les monstres sacrés de la chanson française, j’ai concocté un coffret de 6 CD sur Charles Aznavour en débutant sur ses enregistrements de la fin des années quarante alors qu’il se produisait avec Pierre Roche dans les cabarets de Montréal.

J’ai également consacré des coffrets à des poètes et écrivains qui ont été mis en chansons : Françoise Sagan, Raymond Queneau, Jacques Prévert et Louis Aragon avec toujours des titres rares et des interprétations inattendues, voire inédites, obtenues auprès des recherches qui ressemblent souvent à des enquêtes.

C’est par le biais de coffrets pour des chanteuses telles que Blossom Dearie ou Helen Merrill que je suis revenu au jazz. Je me suis ensuite intéressé aux premiers enregistrements d’Alain Goraguer sous son nom et qui n’avaient été que très partiellement réédités, alors qu’aussi bien ses musiques de film que ses albums et quarante-cinq tours sont de véritables chefs d’œuvres. Il a comme vous le dites, non seulement été le pianiste de Boris Vian, mais également l’arrangeur des six premiers albums jazz de Serge Gainsbourg. Je suis tristement heureux qu’il ait pu découvrir ce coffret de 3 CD qui le consacrait avant de disparaître en 2023.

Pour Toots Thielemans, je ne connaissais comme beaucoup que son titre Bluesette de 1963, avant de découvrir qu’il avait déjà un riche passé, Patrick Frémeaux m’a validé un projet d’intégrale de ses jeunes années et je l’ai vraiment découvert au fil de mes recherches.



C’est à peu près la même chose pour Lalo Schifrin que je connaissais surtout pour ses partitions pour Mission Impossible ou Bullit. J’ai pu emprunter un très rare album de 1955 enregistré alors qu’il résidait en France pour y terminer ses études : Rendez-vous dansant à Copa Cabana avec Lalo Schifrin, son piano et ses rythmes. J’ai ainsi pu le rematricer et le rééditer dans le cadre d’une intégrale qui couvre la période de 1955 à 1962. Dans la même veine des grands noms qui ont composé pour le grand écran, j’ai également commis des coffrets consacrés à Georges Delerue, Michel Jarre, Michel Magne et Nino Rota ainsi qu’une compilation très jazzy des musiques de film de la nouvelle vague.




Pour trouver des pépites, après avoir écumé les vide-greniers tous les week-ends depuis mon enfance et avoir accumulé des milliers de disques, j’ai désormais également accès aux archives de la BNF (Bibliothèque nationale de France) ainsi qu’à la discothèque de Radio France. En outre je connais un réseau de collectionneurs chacun spécialisé dans son domaine qui possèdent souvent des enregistrements rares, voire uniques. Les négociations avec les maisons de disques sont plus complexes et, bien souvent, elles n’ont même pas notion de la valeur historique et patrimoniale de leur propre » back » catalogue. Elles sont plus dans une logique d’immédiateté et de course au tube qui va rapporter des millions. J’engage généralement les négociations, puis le service juridique prend le relais.


Christophe Rodriguez : Qu’est-ce qui vous rend le plus fier en fin de compte ?


Olivier Julien : D’avoir largement contribué à faire exister le dernier tube de Serge Gainsbourg de façon posthume. Comme un boomerang s’est instantanément imposé comme un classique de la chanson française dont on ne compte plus aujourd’hui les reprises.

La valorisation, la sauvegarde et la transmission du patrimoine sont nos valeurs communes avec Patrick Frémeaux. Si certains de mes coffrets ont permis a des personnes de découvrir ou redécouvrir des artistes, la mission est remplie.


Christophe Rodriguez : En terminant, à quoi pouvons-nous nous attendre dans les prochains mois, en particulier pour Noël où vous allez certainement sortir « un chapeau » de votre sac ?


Olivier Julien : Je peux vous parler des coffrets consacrés à John Barry, Eartha Kitt ou encore Shirley Bassey ainsi qu’une compilation d’artistes étrangers chantant en français. Du côté Gainsbourg, de nouvelles sorties sont prévues, notamment avec de la musique inédite toujours en accord avec la famille. Je ne peux pas encore en dire plus à ce stade.



Je viens de mon côté de créer un label de musique qui se nomme BIZY RECORDS du nom d’un des quartiers de la ville où je réside et/ou je suis né en Normandie : Vernon, qui est accolée à Giverny, le village où a vécu le peintre Claude Monet et où il a notamment peint ses fameux nymphéas. Dans cette structure, je développe de nouveaux artistes et vais bientôt commencer à produire des compilations au format vinyle qui est actuellement très en vogue.

J’organise également la venue d’artistes français à Berlin et quand c’est possible dans toute l’Allemagne en partenariat avec l’ambassade de France, et j’aimerais développer des événements culturels avec la Mairie de Vernon. Je commence également à préparer des événements autour du centenaire de Gilbert Bécaud en 2027, dont une exposition dans sa ville natale de Toulon dans le sud de la France en partenariat avec la mairie et la famille Bécaud, j’espère ainsi pouvoir remonter l’opéra d’Aran avec l’orchestre symphonique de la ville.

Pourquoi pas également un jour écrire un ouvrage pour Frémeaux & Associés sur un artiste ou un mouvement musical, ils sont désormais également éditeurs de livres avec une ligne éditoriale que je trouve passionnants dans la continuité des coffrets musicaux.

Enfin je voulais vous préciser qu’au début des années 2000, à mon retour de Grande-Bretagne, c’est par l’intermédiaire de la production de vidéoclips que j’ai abordé la musique, j’ai eu la chance de me confronter à la french touch en travaillant comme producteur avec des gens comme David Guetta, St Germain (signé chez Blue note) ou Laurent Garnier, entre autres, j’ai également produit des clips de variété française tels qu’Henri Salvador avant d’aborder l’étranger dont une collaboration passionnante avec Peter Gabriel puis de me frotter au rap avec des artistes, comme IAM, Method man et Redman. Je suis ensuite parti en 2006 à Berlin, ou je me suis investi dans des expositions d’arts plastiques avant d’ouvrir une galerie d’art à Cologne (encore un point commun avec Frémeaux et Associés qui possèdent une galerie d’art à Vincennes) tout en faisant quelque dates comme DJ dans des salles en vue pour faire découvrir la musique française à un public allemand qui est là-bas très francophiles.

C’est cette activité ainsi que l’activité de galeriste qui m’a amené a travaillé avec l’Ambassade de France (Institut Français) pour qui j’ai réalisé des événements culturels, artistiques et musicaux. Vous comprendrez peut-être ainsi mieux mon éclectisme et je garde toujours comme leitmotiv une phrase d’une chanson d’Étienne Daho : « L’art est ma raison ».




Frémeaux et Associés est l’éditeur de référence du patrimoine musical et de la Librairie Sonore

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Christophe Rodriguez

Sous la fine plume de notre plus fidèle chroniqueur, découvrez les meilleurs albums et livres jazz du Québec et de la planète. Christophe écrit également une chronique jazz a Ted Audio et La Métropole et est l’auteur du livre Les grands noms du jazz.

 

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